Lettre de Ninon de L’Enclos au Marquis de Villarceaux

Au beau milieu du Grand Siècle, Ninon de L’Enclos accorda ses faveurs à Louis de Mornay, marquis de Villarceaux. Celui-ci fera par la suite la connaissance de mademoiselle d’Aubigné (future madame de Maintenon). Le marquis de Villarceaux ne put résister à ses charmes et sacrifia à des espérances frivoles le plaisir qu’il goûtait dans les bras de Ninon.
Ninon, instruite de la liaison qu’il entretient avec mademoiselle d’Aubigné, écrit au marquis cette lettre…



à Picpus, ce 23 décembre 1650

Je vous tiens parole, marquis ; depuis huit jours que je suis seule ici, j’ai eu le temps de me livrer aux réflexions : surtout, lisez moi avec attention : je vois bien qu’il faut que je vous confie ce qui se passe dans votre cœur. Non seulement vous ne me l’avoueriez pas, mais à peine en conviendriez vous avec vous même et vraiment je ne sais pas pourquoi. Maintenant me voilà raisonnable.

Est-ce un crime d’être inconstant ? C’est tout au plus un tort nécessaire. Je vous ai dit cent fois que je ne voulais vous enchaîner que par les plaisirs. C’est un amant que j’aime et non pas un esclave… Vous allez me trouver bien indulgente. C’est toujours notre faute si l’on nous est infidèle ; surement nous avons oublié d’ajouter quelques fleurs à la chaîne qu’il fallait embellir de tout le prestige de l’amour, pour la rendre éternelle.

Tranchons le mot. Si mademoiselle d’Aubigné m’enlève votre cœur, je ne m’en prends qu’à moi. Depuis longtemps j’ai découvert le feu secret dont vous brûliez pour elle. Je m’en suis aperçue, même avant vous, marquis. On est éclairée lorsqu’on craint de perdre un si doux intérêt dans sa vie. Je l’avouerai, j’ai fait l’impossible pour vous retenir ; la connaissance du caractère de mademoiselle d’Aubigné est devenue une étude particulière pour moi. Sans cesse je me suis mise en parallèle avec elle. Nos défauts, nos agréments, tout a été comparé mille fois, tout a été calculé, combiné avec vos goûts, avec le genre de votre esprit, et de votre caractère. Il s’agissait de découvrir ce charme secret qui faisait triompher ma rivale ; je dis plus, l’emprunter, le lui ravir même et la combattre avec ses propres armes. Soit amour propre, soit défaut de lumières, je n’ai pas pu le découvrir ; mais il n’en existe pas moins… La grâce, l’attrait se modifient sous tant de rapports, que l’esprit même peut en saisir toute les nuances… C’est donc ce je ne sais quoi qu’on ne peut définir ; ce rien, qui serait tout pour moi si j’avais pu le deviner, et qu’un voile épais me dérobe sans cesse.

Ah ! quand l’amour m’aurait éclairée, peut être encore aurais-je fait de vains efforts pour m’entourer du charme qui vous attire… J’aime mieux le croire, c’est un regret de moins pour mon cœur ; car en dépit de ma philosophie, je vous regrette marquis ; oui, je vous regrette comme ces songes pleins de charmes dont les souvenirs sont encore si doux, et que d’impuissants désirs ne peuvent ramener. Qui peut cesser de plaire a perdu le droit du reproche ; mais j’aurais lieu de me plaindre si je n’étais plus rien pour vous. Adieu, marquis ; si le temps fane les fleurs qui vous aviez jetées sur ma vie, je veux en recueillir ce qui reste, et lui dérober du moins quelques traces du bonheur dont m’avez enivré. Je serai après demain à Paris ; je me sens le courage de vous voir*.


Extrait de “Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos, le marquis de Villarceaux et Mme de Maintenon” publié chez Renard en 1805 (an XIII) à Paris (NDLR : soit plus de 150 ans après les faits !)

* Notes
Que le lecteur se rassure : La vie tumultueuse de Ninon reprit après sa liaison de trois années avec le marquis de Villarceaux. Elle fut une femme de lettres érudite, également versée dans les sciences et tint salon au 36 rue des Tournelles à Paris pour des cinq à neuf quotidiens où se côtoyèrent les esprits les plus brillants du 17 ème. Ce qui lui aura tout de même laissé le temps de collectionner les amants (des plus célèbres), de demeurer une amie fidèle de Mme de Maintenon et d’avoir l’oreille attentive de Louis XIV…  
Ninon mourut à Paris en 1705, à 84 ans, peu après avoir rencontré un certain Voltaire, jeune élève de 11 ans à Louis le Grand, à qui elle légua une belle somme afin qu’il puisse “s’acheter des livres” !
Eric Duval-Valachs